L’histoire de BERNINA
Bernina : L’irréductible Suisse qui résiste encore et toujours.
Nous sommes en 2018 après Jésus-Christ. Toutes les machines à coudre sont produites en Asie. Toutes ? Non ! Une famille d’irréductibles Suisses résiste encore et toujours à la délocalisation…
De l’autre côté du lac
Par une froide nuit d’hiver, une jeune fille rame silencieusement sur les eaux de l’Untersee, le plus petit des deux lacs qui forment la frontière entre la Suisse et l’Allemagne. Anastasia s’en va rejoindre son époux, Johann Georg Gegauf, médecin dans un petit village allemand qui s’est ouvertement et ardemment déclaré en faveur de la révolution de Baden.
Après plus d’une année de lutte, les révolutionnaires de Baden se sont rendu maître d’une partie du territoire du Grand Duché de Baden (sud-ouest de l’Allemagne actuelle) et y ont établi une république en juillet 1848. Mais dès 1949, le mouvement démocratique ayant été réprimé et ses dirigeants exécutés, Johann a dû prendre le maquis en Suisse, de l’autre côté du lac, à Steckborn.
Courageuse et déterminée, Anastasia Nägele répétera sa traversée nocturne vers la Suisse chaque mois pendant près de deux ans. Lorsqu’en 1851 l’état de guerre prend fin, le Dr Gegauf peut retourner dans son pays natal, en Allemagne.
Anastasia et Johann resteront mariés près de 40 ans et aurons cinq fils dont Karl Friedrich Gegauf qui naît en 1860 et qui sera à l’origine de la saga Bernina. La famille Gegauf se sentira toujours plus à l’aise à Steckborn, la ville Suisse où Johann s’était réfugié pendant son exil, qu’en Allemagne. Elle en fera son fief et finira par prendre la nationalité Suisse.
Il semble que dès l’enfance, Karl Friedrich Gegauf, le fils d’Anastasia et de Johann, était exceptionnellement intelligent et construisait déjà toutes sortes de petites machines. Son père, compréhensif ou résigné, a accepté que son fils ne serait pas médecin et l’a envoyé apprendre la mécanique, un choix de carrière qui représentait un déclassement social majeur pour un fils de docteur.
Nul n’est prophète en son pays
A 19 ans, Karl Friedrich Gegauf commence à travailler comme mécanicien dans l’usine de machines à broder Baum à Rorschach.
Pour son travail, Karl se déplace beaucoup, en Italie, en Irlande en France et jusqu’aux États-unis. C’est là-bas qu’il met au point un appareil à monogrammes capable d’être monté sur des machines à broder existantes. A cette époque, il était à la mode de faire broder ses initiales (monogramme) sur les nappes, les mouchoirs, les sous-vêtements, la literie et toutes sortes de textiles. L’invention de Karl venait donc à propos. Cependant, lorsqu’en 1866, de retour en Suisse, il présenta son appareil aux usines de broderie, aucune ne s’y intéressa. On imagine sa déception.
Il faut dire que les industriels de la broderie redoutèrent longtemps tout ce qui détruisait le travail manuel, tout comme les tailleurs avaient initialement rejeté la machine à coudre. C’est l’ouverture du marché américain et l’explosion de la demande de broderie qui les force à mécaniser leur production. Le Français Josué Heilmann qui a inventé la première machine à broder en 1828 à Mulhouse, plus de 20 ans avant qu’Isaac Singer ne dépose son brevet de machine à coudre, n’en vendit que deux alors que c’est sa technologie qui est à l’origine des machines à broder actuelles.
On comprend mieux pourquoi en juillet 2000, la Suisse a émis le premier timbre entièrement brodé du monde (oui, vous avez bien lu, de la vraie broderie, pas une photo) et pourquoi aujourd’hui encore les broderies de la région de Saint Gallen (non loin de Steckborn, fief de Bernina) sont très recherchées par la haute couture.
Mais revenons à Karl Gegauf.
Sa frustration d’avoir vu son invention rejetée explique sans doute pourquoi 4 ans plus tard, en 1890, l’année où son père décède, peut-être aidé par l’héritage familial, Karl lance son propre atelier de broderie et de mécanique pour fabriquer sa machine à broder les monogrammes. Il s’associe avec son frère, Georg. L’entreprise des frères Gegauf, « Gebrüder Gegauf » compte une dizaine d’employés et est installée dans l’ancien couvent cistercien de Steckborn. Georg s’occupe du commercial et Karl de la technique. Il continu à explorer et développer ses innovations. Il s’est désormais mis en tête de fabriquer une machine capable de réaliser automatiquement les ourlets, une tâche fastidieuse jusqu’alors réalisée manuellement dans les ateliers de confection.
En 1892, Karl Gegauf dépose un brevet pour sa première machine à coudre, elle est la première au monde à faire des ourlets au rythme de 1000-1200 points par minute (le chiffre de 100 points par minute apparaît quasi systématiquement sur Internet, mais comme le prouve une affiche publicitaire de l’époque, le bon chiffre est bien 1000 à 1200 points par minute). L’année suivante, Karl la présente à des professionnels. Ces mêmes personnes qui avaient rejeté l’appareil à monogrammes sont cette fois vite séduit par la nouvelle innovation de Karl et les commandes affluent.
La maison brûle !
Alors que la jeune société commence tout juste à récolter les fruits de longues années de travail, un incendie ravage l’atelier. Seul le prototype de la machine à coudre les ourlets a pu être sauvé ! Les Gegauf réinstallent à la hâte l’atelier dans un hangar et décident de concentrer toute leur activité sur la seule machine à ourlets, abandonnant l’appareil à monogrammes.
Leur résilience sera payante. Le succès de leur machine est tel que l’expression « gegaufen » s’imposa pour décrire la production automatique d’ourlets et d’ornements, tout comme aujourd’hui « googler » tend à s’imposer pour décrire le fait de faire une recherche sur Internet.
Les frères Gegauf peuvent déménager dans une nouvelle usine, plus vaste, plus moderne et mieux équipée. Vers 1900, 70 à 80 personnes travaillaient dans la nouvelle fabrique.
Karl Gegauf (à droite) dans son automobile, la TG1. Le succès commercial de sa machine à coudre offrit à Karl une vie aisée. Il fût le premier à posséder une automobile dans son canton. On dit qu’elle traversait la ville grinçante et fumante ce qui effrayait les habitants.
Gegauf devient Bernina
La première guerre mondiale met un terme à l’expansion de la société Gegauf. Les exportations étant interdites, les frères Gegauf se tournent vers des produits alternatifs comme les ouvre-boîtes. Pour compliquer le tout, Georg meurt en 1917 des suites d’un accident. La fin de la guerre ramène la prospérité des affaires. Outre la machine à ourlets standard, les Gegauf fabriquent aussi un appareil capable de faire des ourlets sur la soie artificielle, le nouveau tissu à la mode, qui remporte un franc succès.
On doit à nouveau s’agrandir. La société s’installe alors dans la banlieue de la ville, sur le site qu’elle occupe encore aujourd’hui. Avec la crise économique née du krach boursier d’octobre 1929, les commandes s’effondrent. La moitié du personnel est licenciée. Les Gegauf doivent d’urgence trouver un nouveau produit à fabriquer. Ils constatent que la Suisse importe annuellement 20 000 machines à coudre domestiques et décident de se lancer sur ce marché.
Pour lancer leur première machine à coudre domestique, les Gegauf s’associent à un ami de jeunesse, Wilhelm Brütsch, expert reconnu en conception de machine à coudre. Les deux familles Brütsch et Gegauf se connaissent depuis longtemps, pères et fils. Willi, fils et associé de Wilhelm Brütsch est un ingénieux concepteur de machines à broder et à coudre réputé et respecté qui a travaillé pour diverses usines à l’étranger. C’est donc Willi Brütsch qui conçoit la première Bernina, le modèle 105.
Contrairement à ce que l’on peut souvent lire, la 105 n’est pas la première machine à coudre domestique produite en Suisse, car il existait déjà un fabricant à Lucerne (Helvetia Schweizerische Nähmaschinen Fabrik). Néanmoins, elle se distingue par le niveau de qualité et de durabilité qui sont toujours l’apanage de la marque.
L’aggravation de la dépression économique des années 1930 ralentit le développement des ventes, néanmoins dès 1937, 20 000 machines à coudre Bernina ont été vendues.
Une histoire de famille
Bernina est et a toujours été une entreprise familiale. Elle entend bien le rester.
Après la mort de son frère Georg en 1917 des suites d’un accident, Karl Gegauf (2ème à partir de la droite) travailla avec ses trois fils, autour de lui sur la photo ci-dessus : Fritz l’inventeur et entrepreneur de premier ordre, Ernst le mécanicien et Gustav, le plus jeune des trois est l’outilleur.
A la mort de son père en 1926, Fritz Gegauf reprend les reines. Aidé de son frère Gustav, Fritz dirigera la société jusque dans les années 60. Fritz, est considéré comme le leader providentiel qui a su repositionner et piloter la société durant des années difficiles et faire de Bernina la marque qu’elle est aujourd’hui. A la mort de Gustav, la société Gegauf est renommée « Fritz Gegauf AG » Nom qu’elle conserve aujourd’hui, Bernina étant le nom de la holding parente. En 1963, Bernina franchit le cap de 1 million de machines à coudre vendues.
Girl’s Power
En Suisse, les hommes n’ont accordé le droit de vote aux femmes qu’en 1971, après plusieurs refus (et pour la petite histoire le dernier canton Suisse a été forcé de leur accorder le droit de vote par décision du tribunal fédéral en … 1991).
Mais en 1965 Fritz Junior, que son père préparait depuis toujours à la succession, meurt en 1965. Sa soeur Odette Ueltschi-Gegauf parvient à convaincre leur père de lui donner sa chance, elle qui nest qu’une femme, qui n’a pas fait d’école de commerce et dont on n’attendait pas qu’elle dirige un jour autre chose qu’un ménage bourgeois. Tant et si bien qu’elle prend les rennes de l’entreprise familiale en 1979.
Odette dirige Bernina jusqu’en 1988. C’est sous sa direction qu’est lancé le modèle iconique de la marque, la Bernina 830, une machine à commande électrique actionnée par le pied, qui reste la meilleure vente pendant 11 ans ! En 1989, pour honorer l’empreinte laissée par Odette sur la société la nouvelle ligne de produit est baptisée Bernette, une combinaison de son prénom et de Bernina.
Depuis 1988, c’est le fils d’Odette, Hanspeter Ueltschi qui est à la tête de Bernina. La société lui doit son succès sur le marché américain (67% du chiffre d’affaires) où Bernina est devenu la marque culte des quilteuses. C’est sous le mandat de Hanspeter que Bernina traverse la grande crise des années 90.
La crise économique du milieu des années 90 est fatale aux dernières marques de machines à coudre européennes déjà fragilisées par les évolutions sociétales. Singer, Elna et Pfaff pour ne citer qu’elles font faillite ou sont vendues. Bernina résiste, même si elle doit se séparer de la moitié de son personnel. En 1996, l’usine de Steckborn ne compte plus que 500 employés au lieu de 1100 trois ans plus tôt. Mais Bernina réagit en choisissant l’innovation technologique. En 1997, au cœur de la crise économique, la marque investit 4 millions de francs Suisse dans le développement de machines à coudre entièrement informatisées ce qui donnera l’Artista en 1998.
L’arrivée massive des machines à coudre asiatiques bon marché tire vers le bas le prix d’appareils que de toute façon les consommatrices ont de plus en plus de mal à différencier les uns des autres. Bernina à la chance et l’intelligence de se positionner sur le segment à plus forte croissance: celui des machines très haut de gamme qui peuvent coûter jusqu’à $5000 de l’époque.
Aujourd’hui, la cinquième génération de la famille, se prépare à continuer la saga, il s’agit des enfants de Hanspeter Ueltschi, Katharina et Philipp Ueltschi. Pour l’instant, ils font leurs armes dans le groupe. Aux dernières nouvelles, Philipp Ueltschi a créé une nouvelle marque destinée aux jeunes aux États-Unis tandis que Katharina a récemment pris la responsabilité de la distribution des produits Bernina à Singapour.
La Rolls des machines à coudre
Bernina est connue pour son environnement social très favorable à ses employés dont beaucoup travaillent sur le site depuis 20 ou 30 ans. Bernina est depuis toujours réputée pour sa qualité de fabrication, ses capacités d’innovation et la longévité de ses appareils. Il semble qu’une grande partie des employés de son usine en Suisse est affectée au contrôle qualité avec des appareils capable de détecter les variations d’épaisseur d’une pièce au 1000ème de centimètre. Les Bernina sont unanimement considérés comme les machines à coudre et à broder les plus hauts de gamme du marché, ce que reflètent leurs prix élevés.
Depuis 1989, la marque benrette est lancée : une ligne de machines à coudre, à broder et à surjeter ciblant entrée et milieu de gamme, et donc à des prix plus abordalbes.
Si Bernina est gage d’une fabrication entièrement maitrisée de bout en bout par la marque, pour Bernette même si le design et un certain nombre d’options sont définis par Bernina, la fabrication est confiée à des sous traitants. Cela n’enlevant en rien la qualité et le sérieux de ces machines.
Bernina est la seule marque de machines à coudre à toujours posséder une usine de fabrication en Europe : l’usine de Steckborn, qui fabrique uniquement les modèles très haut de gamme. Les autres machines sont fabriquées dans l’usine ultra moderne de Bernina à Lamphun en Thaïlande.
Avec ses marques Bernina et bernette investit continuellement dans la recherche et le développement afin de toujours pouvoir proposer des solutions et un accompagnement innovant pour que la couture reste pour le plus grand nombre de la couture-plaisir ou de la couture-hobby.